Au chevet des oubliés de la "Sécu" , Le Monde, 22 avril 2009
Elles l'ont sobrement appelé "Histoires de consultations". C'est un document court, à peine une feuille et demie, mais qui en dit long sur les difficultés d'accès aux soins que rencontrent un nombre croissant de patients en France. Malades chroniques qui renoncent à des examens complémentaires, patients qui ne peuvent payer leurs consultations, hommes et femmes pour qui chaque euro compte... Elles ont consigné ces récits, extraits parmi d'autres, comme autant de témoignages de la précarisation du système de santé. "C'est le quotidien de ce quartier populaire, de plus en plus de patients rencontrent des difficultés réelles pour se soigner", expliquent les docteurs Marie Chevillard et Mady Denantes, qui exercent la médecine générale dans les hauteurs de Belleville, à Paris (20e arrondissement).
Vingt ans les séparent mais leur engagement les unit dans une véritable solidarité. Le docteur Denantes, qui milite à Médecins du monde et au Collectif des médecins généralistes pour l'accès aux soins (Comégas), a transmis sa passion à Marie Chevillard, qui l'a rejointe, diplôme en poche. "J'ai toujours voulu faire une médecine sociale, soigner les plus démunis, explique cette dernière. Mais c'est dans la pratique que je me suis rendu compte que les inégalités d'accès aux soins constituent une vraie bataille."
Ce combat, les deux femmes le mènent chaque jour, en jonglant avec les possibilités et les failles de la couverture sociale. Bénéficiaires de la couverture-maladie universelle complémentaire (CMUc), étrangers sans papiers relevant de l'Aide médicale d'Etat (AME) ou patients n'ayant pas les moyens de s'offrir une couverture complémentaire, chacun ici est le bienvenu. Environ un tiers des patients des docteurs Chevillard et Denantes ont des problèmes d'accès aux soins.
Bien que ce ne soit plus officiellement permis pour les généralistes, les deux médecins appliquent souvent le tiers payant à ces patients, pour qu'ils n'aient pas à avancer les 14,40 euros que rembourse l'assurance-maladie sur une consultation de 22 euros (moins 1 euro de forfait). Mais certains malades ne peuvent même pas payer les 6,60 euros restants : "Nous faisons aussi des consultations gratuites", convient le docteur Denantes. Et la praticienne de se désoler : "On perd notre système solidaire, on casse peu à peu cet extraordinaire outil qu'est la Sécu." Voici les histoires de ces patients.
M. A., 39 ans, est suivi pour un cancer du poumon opéré en 2006. Il a une paupière tombante postopératoire qu'il faudrait opérer. Il a la couverture maladie universelle complémentaire (CMUc), il gagne donc moins de 621 euros par mois. Le chirurgien ophtalmo qui le voit ne "prend pas la CMU". M. A. paye donc 80 euros la consultation. Il renonce à la prise en charge de ce problème pourtant bien invalidant.
M. S., 47 ans, hypertendu, travaille à mi-temps, il vit dans un train, il est affilié à la Sécurité sociale, mais n'a pas de mutuelle. Il est suivi depuis longtemps dans notre cabinet, il a quelques dettes de ticket modérateur (reste à charge des patients après remboursement), qu'il paye régulièrement. Il a loupé son rendez-vous de samedi dernier parce qu'il n'avait pas 6,60 euros, le prix du ticket modérateur pour une consultation de médecine générale en secteur 1. Donc, depuis samedi, il n'a plus de traitement antihypertenseur, sa tension est très élevée ce jour. Je ne suis pas sûre qu'il a de quoi acheter les médicaments ce soir !
Mlle T. a une perforation du tympan, elle travaille, au smic. Je l'ai adressée à un ORL, qui l'a envoyée à un confrère qui a reconstruit son tympan en juillet 2007. Elle a payé un dépassement d'honoraires de 700 euros pour le chirurgien et de 300 euros pour l'anesthésiste. Depuis, elle a dû revoir deux fois le chirurgien, car son oreille coule et est douloureuse. Chaque consultation lui a coûté 80 euros. Elle vient me voir car elle a très mal et ne peut plus retourner voir le chirurgien : elle n'a plus d'argent...
M. H., 49 ans, a longtemps vécu dans la rue : il s'en est sorti, travaille et a un logement. Il a un antécédent de tuberculose. Il vient consulter car il tousse depuis des semaines et il maigrit. Je lui demande de faire une radio pulmonaire. Je le croise quelques semaines plus tard dans la rue. Il tousse toujours, mais il n'a pas fait sa radio : il n'a pas pour le moment l'argent pour la radio (environ 30 euros) ni pour le ticket modérateur de la radio (10 euros), il la fera plus tard.
M. A., 66 ans, diabétique, bien équilibré sous régime et traitement médicamenteux. Son seuil de revenu est juste au-dessus de la CMUc. Après de longues explications, il est enfin allé faire le bilan ophtalmologique annuel et j'ai reçu le compte rendu de mon confrère : absence de complications diabétiques. Quand je le revois, il est furieux : il n'a pas été remboursé de cette consultation facturée en tarif opposable (remboursé par la Sécurité sociale) car on a retiré les forfaits (1 euro) des années précédentes plus les franchises sur les boîtes de médicaments. "Ce médecin n'est pas remboursé, me dit-il, je ne veux pas le revoir." J'essaie de lui expliquer le principe des forfaits et des franchises sans aucun succès ! J'ai un an pour le convaincre ou pour trouver un autre ophtalmo secteur 1.
M. G., 66 ans, vit avec le minimum vieillesse (633,12 euros fin 2008), donc il n'a pas droit à la CMUc. Je le connais depuis longtemps, une assistante sociale me téléphone pour me demander si je peux le recevoir : il ne peut pas payer les 22 euros de la consultation et a besoin en urgence d'un certificat médical pour une demande de foyer résidence. En consultation, je le trouve amaigri, fatigué : j'aimerais qu'il fasse un bilan sanguin en urgence : il ne peut pas payer le ticket modérateur de ce bilan.
Mme T., 64 ans, diabétique de découverte récente, suivie par mon interne en stage. Nous avions eu du mal à obtenir les premiers examens biologiques nécessaires au diagnostic de diabète, mais, à peine la prise en charge en affection de longue durée (ALD, remboursée à 100 %) a-t-elle été obtenue que Mme T. suit parfaitement son traitement. Elle a été mise sous insuline. Elle surveille bien sa glycémie, l'équilibre diabétique est satisfaisant, les rendez-vous organisés et honorés. Devant une hypothyroïdie, une imagerie et un bilan biologique avec dosage des anticorps sont demandés, hors protocole ALD. Mme T. ne fait pas les examens, sans nous donner d'explications ! Une consultation attentive sur ce problème, après plusieurs mois de prise en charge dans la confiance et l'observance, nous a permis de comprendre : Mme T. n'a pas de mutuelle, son budget est serré, elle ne peut financer le ticket modérateur des examens demandés.
M. C., 55 ans, est bénéficiaire de la CMUc depuis peu de temps. Il me raconte avec beaucoup d'émotion comment, devant une salle d'attente pleine de monde, il a été renvoyé d'un cabinet de radiologie lorsqu'il a tendu au secrétariat son attestation CMUc. Je lui propose de signaler ce dysfonctionnement à l'ordre des médecins et à l'assurance-maladie. Il refuse immédiatement en me disant qu'il craint que cela n'aboutisse à un retrait de sa CMUc. Aucun argument ne vient à bout de sa crainte, il regrette même de m'avoir raconté l'épisode.
Cécile Prieur