«Un effrayant gâchis». Le diagnostic de 140 professeurs de médecine. Le Nouvel Observateur, 7 mai 2009
Ils ont répondu au questionnaire de l'Institut Moncey et livrent leur tableau clinique des dysfonctionnements d'un hôpital englué dans la bureaucratie
Qui connaît le mieux la situation et les problèmes de l'hôpital, sinon les praticiens hospitaliers ? Partant de ce principe, l'Institut Moncey de Prévention Santé a mené une enquête auprès de 136 PU-PH (professeurs des universités-praticiens hospitaliers) exerçant diverses spécialités : chirurgie, médecine, obstétrique, orthopédie, etc.
L'étude inédite dont nous rendons compte ici comporte 40 questions «fermées» (appelant une réponse par oui ou non) et quelques questions ouvertes permettant aux intéressés d'exprimer leur point de vue.
Les résultats de l'enquête sont éloquents : plus des deux tiers des professeurs interrogés répondent non à la question «Trouvez-vous que votre hôpital fonctionne bien ?». Une proportion presque équivalente estiment que l'hôpital est mal dirigé et que la direction n'écoute pas les médecins. Lorsqu'ils demandent un rendez-vous avec leur directeur, plus de 60% des professeurs doivent attendre un minimum de deux semaines pour l'obtenir !
L'administration tentaculaire
Les trois quarts estiment à la fois que leur hôpital manque de moyens financiers et que ces moyens sont mal utilisés. Paradoxalement, la majorité des professeurs juge aussi que leur personnel est sous-exploité. Pour une écrasante majorité, le ratio entre personnels administratif et soignant est déséquilibré en faveur du premier, tandis que les économies sont systématiquement faites au détriment du personnel soignant. Parlons-en, de ces économies : elles obsèdent la direction de l'hôpital, selon 88% des praticiens interrogés ! Obsession qui s'exerce comme «une force aveugle», sans compréhension des problèmes médicaux.
Bref, pour les professeurs questionnés par l'Institut Moncey, il apparaît que le principal problème de l'hôpital est une administration tentaculaire, envahissante, tatillonne et aveugle aux véritables questions médicales. Cette analyse est renforcée par les réponses des praticiens aux questions ouvertes. A propos de la sous-exploitation des effectifs, un chirurgien déplore que le «personnel médical [soit] détourné vers des tâches administratives et lassé de soigner, vu le peu de respect à l'égard des soignants». Il décrit un bloc opératoire «débordant de personnel au seul service de tâches administratives» dans lequel le matériel n'est «jamais adapté, puisque entre l'utilisateur et le vendeur il y a au moins 10 intermédiaires, tous administratifs». Et de conclure : «La gestion de nos hôpitaux me fait voir chaque jour un effrayant gâchis : structures détruites pour d'obscures raisons de conformité, constructions neuves contre l'avis des soignants, mépris total de l'avis des soignants...»
Qu'est-ce qui, pour vous, est le plus difficile dans votre exercice hospitalier ? demandent les enquêteurs. «Ce qui est pesant et qui use, dit un spécialiste en otho-rhino-laryngologie, c'est le développement démesuré et inutile de tâches administratives répétitives (codages, réunions, dossiers) dont le bénéfice réel n'est jamais évalué. A cette perte de temps s'ajoutent les difficultés pratiques rencontrées en raison du manque de personnel et de la démotivation des équipes (que l'on pousse de plus en plus à travailler «à la chaîne», sans aucune reconnaissance, de la part de la direction, de leur spécificité).»
Pour un chirurgien, la difficulté est de «se battre chaque jour pour avoir une infirmière ou pour trouver une salle d'opération, et sans cesse ne parler que de réductions de moyens, et non plus de projets». Un de ses collègues déplore, «s'agissant du malade, que le «raisonnement hospitalier» disparaisse au profit d'un «raisonnement purement administratif»». Un professeur de médecine critique les «nouvelles tendances» imposées par l'administration : «De plus en plus de contraintes chronophages.
Ainsi, en matière de qualité, l'objectif n'est plus de mieux faire, mais de remplir les critères qui vous identifient comme faisant de la médecine de qualité (critères ubuesques dont la liste est inflationniste, chaque agence exigeant les siens) pour être accrédité, remplir les demandes de l'Institut national du Cancer, de l'Agence régionale d'Hospitalisation et même de «l'Express»...»
Un lien d'innovation
Certains en viendraient presque à regretter les patrons tout-puissants d'autrefois ! «En retirant le pouvoir à ses «patrons», dit un chirurgien, l'hôpital s'est privé de chefs; un groupe d'individus sans chef, c'est un navire sans amiral.» Tandis qu'un autre constate qu'il n'y a plus «aucun décideur sur le terrain», mais «une chaîne de bureaucrates sans contact avec les patients et qui retardent les corrections à apporter aux dysfonctionnements».
Dans ces conditions, il semble presque miraculeux que non seule ment l'hôpital continue de fonctionner mais que, de l'avis presque unanime des praticiens, il reste un lieu d'innovation pour la recherche clinique et fondamentale. Avec un bémol : pour plus de 80% des professeurs interrogés, les délais administratifs handicapent la recherche clinique face à la concurrence étrangère... La meilleure réforme de l'hôpital consisterait-elle à supprimer l'administration ?
Michel de Pracontal
Le Nouvel Observateur