mardi 12 mai 2009

Etrange "loi Bachelot"

Etrange "loi Bachelot" qui va à rebours des objectifs affichés, par Jean de Kervasdoué
le Monde, 12 mai 2009

Après son adoption par l'Assemblée nationale, la loi Bachelot portant réforme de l'hôpital arrive en discussion au Sénat. Les objectifs de ce projet paraissent inattaquables. Certes, il ne traite d'aucune des deux urgences du moment en matière de soins médicaux : la maîtrise du déficit de l'assurance-maladie et l'inéluctable déclin du nombre de généralistes, faute de reconnaissance suffisante.

Mais le projet s'efforce de réorganiser les services de l'Etat, d'adapter l'offre hospitalière, de mettre un peu d'ordre dans la médecine de ville et de favoriser l'éducation pour la santé et la prévention.

L'étonnement ne provient donc pas des objectifs recherchés, mais des moyens imaginés pour y parvenir. Il est surprenant qu'un gouvernement de droite s'en remette aussi aveuglément à l'Etat. Il est inattendu qu'il s'échine à faire perdre à l'hôpital toute autonomie, alors qu'il se bat pour tenter d'en offrir un peu à l'Université. Il est amusant de constater que, simultanément, les gouvernements allemand et britannique, pour ne citer que ces deux voisins, dirigés l'un par une coalition et l'autre par les travaillistes, prennent le chemin inverse.

La réforme projetée en France est partie de la volonté du président Sarkozy d'offrir à l'hôpital un "vrai patron". Il est en effet nécessaire de rechercher une autorité capable de fédérer les forces divergentes. A condition, bien entendu, de choisir la bonne. Or, si cette loi est votée, l'autorité sera celle de l'Etat : autant dire la mauvaise. L'hôpital public français perdra toute autonomie et cela aura, pour tout gouvernement à venir, un coût politique élevé.

Dans chaque hôpital du monde cohabitent plusieurs sources de légitimité : la légitimité du savoir et du savoir-faire des médecins sans lesquels il n'y a pas d'hôpital ; celle de l'Etat, qui légifère et réglemente ; celle du financeur (s'il est différent de l'Etat) ; celle enfin des syndicats et, dans certains pays, des infirmières (Royaume-Uni) ou des usagers (France). Conflictuelles par essence, ces différentes légitimités requièrent un arbitre pour donner cohésion à l'ensemble.

Cette légitimité fédératrice est, partout, celle de l'institution, représentée par le conseil d'administration de l'hôpital et son président. Ce dernier dirige et, à ce titre, a une responsabilité civile et pénale. Au nom de l'intérêt commun, il tranche entre les intérêts divergents. Comme l'institution prime, c'est le conseil d'administration qui nomme le médecin-chef - chez nous, le président de la commission médicale d'établissement (CME) - et le directeur de l'hôpital. Ils en tirent donc leur légitimité.

En France, la situation est, à cet égard, confuse et éclatée. Elle appelle une réforme. Le maire, président du conseil d'administration, a beaucoup d'influence et peu de pouvoir ; sa légitimité, sous contrôle permanent de l'Etat, remonte au temps où les hôpitaux étaient des institutions communales. Le président de la CME, élu par ses pairs, jouit donc d'une légitimité corporatiste. Enfin, le directeur représente l'Etat qui le nomme, après avis du président du conseil d'administration de l'hôpital, avis le plus souvent suivi. Il n'est pas facile dans ces conditions d'être directeur, d'autant que l'essentiel des relations sociales est défini par le statut de la fonction publique hospitalière et qu'il doit appliquer une myriade de règlements souvent contradictoires et toujours paralysants. Il ne gère pas, il administre.

Aussi aurait-on pu penser, sinon espérer, qu'un gouvernement de droite se serait efforcé de donner aux hôpitaux une plus grande autonomie, et donc une plus grande souplesse de gestion, gage d'efficacité. Il était, par exemple, envisageable de demander au maire de nommer, dans les trois mois qui suivent son élection, un véritable président du conseil d'administration qui ne soit ni lui-même ni un élu. Ce président aurait eu la responsabilité civile et pénale, aurait nommé le directeur et le président de la CME sur une liste de trois noms proposés par cette commission médicale. Donc, comme à l'étranger, l'arbitre ultime aurait été le président d'une institution autonome, maître de son destin. L'ancrage territorial aurait de surcroît subsisté.

Qu'a-t-il été choisi ? L'Etat, l'Etat encore, l'Etat toujours, comme au temps du système soviétique dont ce projet de loi semble s'inspirer. En effet, la légitimité institutionnelle de chaque hôpital va disparaître, il n'existera plus qu'un conseil de surveillance qui, certes, "délibérera", "donnera un avis", "sera consulté", mais ne décidera jamais. Le "patron" sera en apparence le directeur de l'hôpital, mais il aura moins de pouvoir qu'un directeur de filiale d'un grand groupe. Le vrai "patron" sera le directeur de l'Agence régionale de santé (ARS), nommé en conseil des ministres. Il contrôlera les ressources, la stratégie de tous les établissements de sa région. Les nominations, non seulement des directeurs, mais des cadres médicaux de chaque hôpital, remonteront jusqu'au ministère de la santé, voire au conseil des ministres !

Le directeur de l'ARS aura ainsi plus de pouvoir qu'un actionnaire majoritaire d'une société anonyme. Quant aux établissements privés, ils seront contraints de signer un étrange "contrat" d'objectif et de moyens avec l'ARS, qui aura tout pouvoir. Ces "contrats", sinon obligatoires du moins léonins, sont une curieuse notion juridique, mais c'est le mot choisi et, grande nouveauté, l'ARS pourra directement intervenir dans la relation contractuelle qui lie chaque établissement privé à ses praticiens, jusqu'ici "libéraux".

Penser, aujourd'hui encore, que la main visible de l'Etat puisse être plus efficace et moins indolore que la main invisible des mécanismes d'une régulation médicale (critères de qualité) et d'une régulation économique (critères d'efficience) est étonnant. Croire que des textes puissent à tout moment régler les péripéties quotidiennes d'une organisation complexe ne peut provenir que de personnes ignorant tout de la gestion. Préférer contrôler des procédures plutôt que des résultats est un péché d'orgueil, comme si l'on savait toujours tout programmer !

Qui peut croire que la plus modeste "restructuration" de l'hôpital le plus vide de France ne deviendra pas une question politique nationale ? Il est certain qu'elle franchira, député et sénateur en tête, la porte de l'Agence régionale pour être traitée à Paris. Déjà, il y a un quart de siècle, avec un système plus décentralisé, j'avais compté que la direction des hôpitaux recevait 2 600 interventions d'élus par an. Demain, on verra le cabinet du ministre, pour des raisons politiques, détricoter durant le week-end les mailles patiemment bâties par l'Agence durant la semaine. Quant aux directeurs, il est certain qu'ils seront choisis dans la grande famille de ceux qui courbent l'échine et sont du bon bord politique.

Enfin, l'expérience montre que de tels systèmes sont lourds, inefficaces et onéreux. Quoi qu'en disent les représentants des hôpitaux publics, pour les mêmes patients, du même niveau social, avec les mêmes contraintes de permanence des soins, la différence de prix pour des prises en charge identiques est au moins de 30 % ; or 30 % des dépenses hospitalières représentent... 14 milliards d'euros !

La gauche critique mollement une réforme dont, in petto, elle se félicite. Elle n'aurait jamais pu la réaliser. On peut imaginer les cris d'orfraie d'une opposition de droite devant de telles propositions ! Pourtant, au nom de la défense de la solidarité, elle devrait abandonner ses vieilles lunes du tout-Etat. L'expérience témoigne que pour défendre au mieux la solidarité, il faut un système d'assurance-maladie puissant (autour de 80 % des dépenses de soins) et des producteurs de soins (hôpitaux publics et privés) autonomes. La gauche française, si elle analysait ce qui se passe ailleurs, serait donc sociale et libérale.

Quant à la droite, sa position manque de cohérence. Ainsi, m'étonnant devant Gérard Larcher (missionné avant son élection au Sénat pour tracer les pistes de cette réforme) de la philosophie politique des propositions si peu libérales de son rapport, il me répondit qu'effectivement lui ne l'était pas, libéral. En effet. Drôle de loi !

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Jean de Kervasdoué est professeur de l'économie de la santé au Conservatoire national des arts et métiers.