mercredi 3 février 2010

Dépistage prénatal : Les marchands de risques

par Alexandra Benachi, Roland Gori, Odile Buisson... Le Monde, 25 novembre 2009


En à peine trente ans, l'échographie foetale, une technique d'EXPLORATION PAR ULTRASONS, a révolutionné la prise en charge des femmes enceintes et de leur bébé. 97,4 % des futures mères bénéficient désormais d'au moins trois échographies au cours de leurs neuf mois de grossesse.

Cependant, un rapport du Comité national technique de l'échographie de DÉPISTAGE PRÉNATAL (présidé par les professeurs Claude Sureau et Roger Henrion), remis mercredi 1er juin 2009 au ministre de la santé, déplore les DISPARITÉS dans la qualité des examens.

D'une région à l'autre, le dépistage de certaines anomalies varie sensiblement. Pour y remédier, le Comité préconise un "contrôle qualité" du matériel utilisé et de la formation des praticiens. Enfin, l'étude rapporte les difficultés auxquelles sont confrontés des PROFESSIONNELS "EN CRISE".


La santé des populations est un souci majeur des Etats modernes. Le pouvoir politique y joue sa légitimité et l'efficacité de son autorité. Et pourtant, nous le savons, il n'existe pas de science de la santé. Son périmètre est flexible, mouvant, dynamique, incertain, relatif, mêlant le subjectif au social et à l'organique. Or, si l'on prend soin aujourd'hui de sa forme et de son corps, comme naguère on se souciait de son âme, on sait aussi que la médicalisation de nos existences peut prendre très vite une tournure politique, le pouvoir et ses "experts" indiquant au peuple et aux sujets comment ils doivent se comporter pour bien se porter.

Que dire alors de certains nouveaux dispositifs sanitaires qui prétendent désormais, non plus simplement traiter une maladie ou une pathologie singulière, mais qui se soucient de dépister les risques statistiques ? Les services rendus par l'épidémiologie à la rationalité médicale sont majeurs, mais l'usage intensif des statistiques peut contenir quelques effets pervers : morale hygiéniste et police des conduites.

Ici, par exemple, on vous promet avec force publicité et effets d'annonce que l'on va rechercher des signes qui peuvent faire craindre le développement ultérieur d'une maladie à partir de bilans échographiques et biologiques de femmes enceintes, afin de prévenir les risques maternels et fœtaux que l'on détaille à l'envi aux consommatrices des suivis de grossesse, en oubliant de préciser qu'il n'y a pas de traitement préventif efficace et que si celle-ci survenait inopinément, on ne la traiterait ni moins bien, ni différemment.

En lieu et place de preuves, on convoque des comités d'experts ou un contrôle de qualité permanent. On va même jusqu'à proposer de placer, dans le carnet de santé de l'enfant à venir, des éléments importants pour son suivi médical tout au long de sa vie. En bref, l'enfant est fiché, traqué – pardon, "suivi" – dès sa conception ou presque. Et ce sont moins les patients que les actionnaires des laboratoires et des industries médicales, la carrière des chercheurs et le développement de leur laboratoire qui en seront les bénéficiaires.

Comment distinguer alors entre effets d'annonce et science rigoureuse du dépistage prénatal ? Il faut analyser la structure des livrets d'information et de recueil des données, comme des feuilles de consentement qui accompagnent ces examens de diagnostic prénatal, pour bien se rendre compte que la prévention des risques peut devenir autant un marché qu'un authentique dispositif de servitude volontaire. La peur et l'insécurité comme principes de gouvernement ne règnent pas seulement dans les banlieues. Ce sont aussi des "produits" qui circulent, s'échangent et se monnaient à une époque et dans une société où le lien social se délite et où la solitude des individus les conduit à chercher dans "La Science" un idéal sécuritaire en guise de religion.

La querelle des experts nous montre chaque jour que la prévention n'est pas la prédiction, que les normes sanitaires ne sont pas des lois scientifiques incontestables, et que le vrai ne se confond pas avec le probable. L'évidence du fait ne mérite pas qu'on le néglige. L'extension hyperbolique de quelques résultats scientifiques peut vite se transformer en une idéologie sanitaire au nom de laquelle un pouvoir peut devenir tyrannique. Et ce d'autant plus que les protocoles par lesquels ce pouvoir impose aux populations des normes de conduite passent aujourd'hui par une tentative de soumettre les professionnels à une véritable police de l'expertise. Face à cette dérive, il faut restituer toute sa valeur à la parole : favoriser les débats citoyens et les échanges entre collèges de pairs.

C'est l'avenir de la médecine française, c'est l'avenir du soin tel que nous l'aimons, qui sont en jeu et qui ne sauraient se réduire à une somme d'actes techniques segmentés et tarifés. C'est la conception de la démocratie qui se joue ici dans ce "marché des risques", démocratie que nous refusons de réduire à une administration technique et marchande, prétendument scientifique, du vivant vers laquelle inclinent nos sociétés de contrôle et de norme.

Docteur Alexandra Benachi, gynécologue-obstétricienne, MCU-PH, hôpital Antoine-Béclère, Clamart
Professeur Roland Gori, psychopathologie, Aix-Marseille
Docteur Odile Buisson, échographiste, conseillère ordinale départementale, Saint-Germain-en-Laye
Docteur Marc Althuser, échographiste, Grenoble
Docteur Laurent Bidat, échographiste, Saint-Germain-en-Laye
Professeur Danièle Brun, psychopathologiste, Paris
Professeur Dominique Cabrol, gynécologue-obstétricienne, PU-PH chef de service, hôpital Port-Royal, Paris
Professeur Pierre Delion, pédopsychiatre, PU-PH, Lille
Docteur Marie-José Del Volgo, MCU-PH, CHU Nord, Marseille
Docteur Pierre Foldès, urologue, Médecins du monde, Saint-Germain-en-Laye
Professeur René Frydman, gynécologue-obstétricien, PU-PH chef de Service, hôpital Antoine-Béclère, Clamart
Professeur François Goffinet, gynécologue-obstétricien, PU-PH, hôpital Port-Royal, Paris
Professeur Bernard Golse, pédopsychiatre, PU-PH chef de service, hôpital Necker-Enfants malades, Paris
Docteur Thierry Harvey, gynécologue-obstétricien, chef de service, maternité des Diaconesses, Paris
Professeur Jean-Marie Jouannic, gynécologue-obstétricien, PU-PH, hôpital Trousseau, Paris
Professeur Christian Laval, sociologue, Paris-X-Nanterre
Docteur Sylvain Mimoun, sexologue, Paris
Professeur Claire Nihoul-Fékété, chirurgienne pédiatre, PU-PH, Académie de médecine, Paris
Professeur Israël Nisand, gynécologue-obstétricien, PU-PH chef de dervice, Hôpitaux de Strasbourg
Serge Portelli, magistrat
Docteur Frédéric Prudhomme, président du conseil départemental des Yvelines, Versailles
Professeur Jean-François Oury, gynécologue-obstétricien, PU-PH chef de service, hôpital Bernard-Debré, Paris
Professeur Georges Vigarello, historien, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales