mardi 24 novembre 2009

Bruno Palier: "Nous sommes déjà dans une médecine à deux vitesses"

Un entretien avec les lecteurs, Le Monde, 24 novembre 2009

Suzanne : Nous sommes le seul pays au monde qui rembourse donc finance la médecine privée par l'argent public sans aucun contrôle. Plus les médecins font d'actes, plus ils gagnent de l'argent. Pourquoi n'arrête-on pas ce système pour sauver la sécu ?

Bruno Palier : La logique générale de ce que vous dites n'est pas fausse, mais elle ne concerne que la médecine de ville, où la plupart des médecins se disent libéraux, considèrent qu'ils sont payés par leurs patients, et négligent le fait que derrière se trouve un système collectif de remboursement financé par de l'argent public.

Nous avons fait le choix depuis bien longtemps de préférer avoir des médecins accessibles en ville dans des cabinets privés parce que nous ne trouvons pas de mairie, de région, d'organisme qui proposent de mettre en place des centres publics de santé (les dispensaires) parce que je ne suis pas sûr que les Français soient prêts à préférer aller dans les dispensaires plutôt que voir des médecins libéraux privés.

Tijo : Tout le monde semble trouver normal la revalorisation des tarifs de la consultation par un médecin généraliste. Pourtant ces un ou deux euros d'augmentation chaque année ont creusé le déficit. N'est-ce pas le résultat de la cupidité d'une grande partie des médecins?

Sur la première partie de votre question, je suis heureux de vois que Le Monde.fr publie cette question, puisqu'en effet l'éditorial du Monde oublie cette dimension de l'augmentation des dépenses de santé, qui, c'est la Cour des comptes qui le montre, est moins due au vieillissement de la population qu'à l'augmentation des honoraires des médecins depuis 2002. Et à l'augmentation du coût des technologies médicales.

Il ne s'agit sans doute pas de cupidité, mais le débat français a du mal à reconnaître que les médecins, comme toute autre profession, souhaitent gagner plus et si notre système de santé permet de le faire sans contrepartie, et sans danger pour les patients, les médecins libéraux ne voient pas en quoi ils s'en priveraient.

Dr Jean Parent : La médecine générale est en train de disparaitre , en commencant par la campagne , faute de combattants (stupide numerus clausus !) et devant les exigences de confort des nouveaux diplomés ( pas de garde , pas de longues journées etc...) Que peut-on proposer ?

Il est faux de croire que nous n'avons pas assez de médecins en France. Le problème, c'est la disparité de la densité médicale. Il y a beaucoup, beaucoup plus de médecins dans certaines régions urbaines, ensoleillées et riches, et pas assez de médecins dans les régions plus pauvres, pluvieuses ou à la campagne. Le vrai problème, c'est que les médecins libéraux refusent que la Sécurité sociale donne son avis sur l'endroit où les médecins peuvent s'installer. Nous avons en France une totale liberté d'installation des médecins libéraux qui explique ces disparités et entraîne de fortes inégalités d'accès aux soins.

PierreC : Vu de l'intérieur, la réponse est assurément oui, la sécu est en train de disparaitre. La question aurait pu être posée en ces termes il y a 10 ans. Aujourd'hui, celle qui mériterait d'être débattue serait plutôt "que peut on encore sauver de notre système de santé ?"

Je crois qu'il est faux d'annoncer la disparition de la Sécurité sociale, ou alors il faudrait aussi annoncer la prochaine disparition de l'Etat, puisque la dette de l'Etat comparée aux sommes globales qu'il dépense est bien plus importante que la dette de la Sécurité sociale par rapport aux sommes dépensées par celle-ci. En outre, les Français étant très attachés à l'accès aux soins, ils ont montré au cours des années précédentes qu'ils étaient prêts à payer plus pour leur santé. La vraie question est de savoir comment on va payer plus pour la santé dans l'avenir.

Va-t-on le faire collectivement, par une augmentation notamment de la contribution sociale généralisée, ce qui permettrait de continuer de garantir à tous l'accès à la santé ? Ou bien va-t-on le faire, comme l'a annoncé le président de la République, par une délégation croissante des dépenses supplémentaires aux ménages et à leurs mutuelles ? Dans ce cas, les plus démunis auront encore plus de difficultés d'accès au système de soins.

Philippe quemeurec : de quel pourcentage devrait-on augmenter les prélèvements pour équilibrer le budget de la Sécu ?

Il me semble qu'il serait moins coûteux, globalement, d'augmenter les prélèvements obligatoires de 2 ou 3 points sur les 15 prochaines années pour continuer de confier l'assurance-maladie à notre système collectif, dont les performances sont moins coûteuses que celles des assurances privées et des mutuelles.

Il convient de rappeler qu'en moyenne, les frais de gestion des assurances privées de santé s'élèvent à 25 % de leur chiffre d'affaires, pour les mutuelles c'est entre 12 et 20 %, pour le régime général de l'assurance-maladie, c'est 4 ou 5 %. Eh oui ! La Sécu est plus efficace que les assurances privées en matière de gestion de l'argent qui lui est confié. C'est simple à comprendre, la Sécu n'a pas de publicité à faire ni d'actionnaires à rémunérer.

YMB : Les comptes de l'Assurance Maladie étaient à l'équilibre il y a 10 ans. Que s'est-il passé entre temps pour que le déficit soit si important aujourd'hui ?

Les comptes ont été à l'équilibre de façon exceptionnelle au début des années 2000 car nous avions une forte croissance. Ils ont été en déficit quasiment de façon ininterrompue des années 1970 à aujourd'hui, parce que les dépenses de santé, depuis la crise du milieu des années 1970, augmentent plus vite que la croissance économique. Le déficit s'est fortement dégradé depuis l'an dernier du fait de la très forte crise économique que nous connaissons. Il ne va pas disparaître du jour au lendemain. Il sera probablement moins important si nous avons une reprise, mais il est évident que la première réponse au déficit de la Sécu, c'est de retrouver une croissance forte.

Azzeddine : Comment évaluez-vous le système sanitaire Français par rapport au système américain ?

Le système français, comme le système américain, est un système qui cherche à garantir beaucoup de liberté aux prestataires de soins, la liberté de choix du médecin au patient, et qui est financé par des assureurs. Une assurance collective et des mutuelles complémentaires en France, des assurances privées et une assurance collective pour les personnes âgées aux Etats-Unis.

On y retrouve des phénomènes similaires d'inflation des coûts, entraînée par la difficulté à intégrer les professions libérales dans l'organisation et la gestion du système. Il reste que notre système coûte moins cher, couvre tout le monde pour les besoins de base et les maladies très graves, ce qui n'est pas le cas pour de nombreux Américains.

Mais s'il faut faire des comparaisons, je préférerais tourner mon regard vers la Suède, qui dépense 2 points de moins de PIB en santé que nous (nous dépensons 11,1 % de notre richesse nationale en santé, les Suédois 9,1 %), et pourtant les résultats de santé sont meilleurs sur tous les points en Suède par rapport à la France. C'est que dans ce système, les professions médicales sont intégrées, coordonnées, participent à l'orientation, l'organisation et la gestion du système, et contribuent à offrir le meilleur soin au moindre coût. En outre, dans ce système, les médecins, les professionnels de santé sont aussi payés pour faire de la prévention.

Hermes : Quand sera appliquée la directive européenne permettant de mettre en concurrence le Sécurité Sociale ? Les Français ne seraient-ils pas gagnants ?

Il n'y a pas de directive européenne mettant en concurrence la Sécurité sociale. Au début des années 1990, la Cour de justice des communautés européennes, dans son arrêt Poucet/Pistre, a clairement énoncé que les organismes de protection sociale avaient le droit de bénéficier d'un monopole tant que celui-ci était mis au service de la solidarité. La directive à laquelle il est fait référence concerne les assurances complémentaires, et nous avons déjà appliqué en partie cette législation en amenant les mutuelles à changer de statut.

Macha : Pourquoi ne pas faire comme les anglais et faire payer un prix fixe les médicaments, à ceux qui ont un revenus ( cf documentaire de Michael Moore) ?

Oui, pourquoi pas ? On pourrait même rappeler qu'en Angleterre, les patients ne paient rien à leur médecin et à l'hôpital. La seule chose qu'ils paient, c'est un forfait sur les médicaments. Le problème, c'est que ce système est extrêmement contrôlé par son administration, qui impose un parcours de soins au patient, qui impose la liste des prescriptions recommandées et des traitements à suivre.
Ce "manque de liberté" ne semblerait pas convenir aux Français. Pour moi, la difficulté, c'est que les Français n'assument pas leur choix de la liberté : liberté de choisir leur médecin traitant et de pouvoir en changer, de pouvoir choisir l'hôpital dans lequel ils souhaitent être soignés, et surtout, les libertés accordées au médecin : liberté d'installation, liberté de prescription, et bientôt, avec le secteur optionnel, liberté de tarification.

Azzeddine : Je vis aux Etats-Unis. J'ai perdu mon job le mois dernier. En conséquence, j'ai perdu ma couverture médicale et celle de la famille. J'espère que la France n'adoptera jamais le système américain. Cela pourrait-il arriver ?

Cela est en train d'arriver pour ce qui est de la couverture complémentaire. Seuls ceux qui ont un revenu suffisant ou une bonne entreprise peuvent bénéficier d'une bonne mutuelle. Fort heureusement, la Sécurité sociale continue de couvrir les soins élémentaires, et surtout, les soins les plus
longs et les plus coûteux.

Mayer : Les classes moyennessont toujours mises à contribution. Ne pourrait-on pas mettre à contribution les classes supérieures voire taxer plus les recettes mobilières comme les loyers ?

Les choses sont peut-être plus compliquées.Mais on peut en effet rappeler que les médecins de secteur I voient certaines de leurs cotisations sociales payées par la Sécurité sociale, on peut aussi rappeler que les retraités, qui certes paient plus pour leur mutuelle que les actifs, paient cependant moins de CSG que les actifs, et qu'une grande partie de certains revenus ne contribue pas autant que les revenus du travail à la Sécurité sociale.

CL : Pourquoi ne pas créer une limite de dépenses de santé annuelles par citoyen en fonction de leur âge, état de santé etc...? je suis trentenaire, en bonne santé, et je viens d'avoir un bébé. je consulte la PMI gratuite plutot que d'aller chez le pédiatre. je suis donc en dessous de la moyenne dépensé par les trentenaires autour de moi. qu'en pensez-vous ?

J'en pense qu'effectivement, aller dans les centres de santé coûte moins cher et, l'exemple suédois le montre, fournit des soins d'une tout aussi bonne qualité. Encore une fois, la majorité des Français ne semble pas prête à s'orienter vers une médecine moins libérale, plus collective, mieux organisée.

df : Sauf qu'il y a des files d'attente importantes en Suède, à tel point qu'ils autorisent et incitent le développement de cabinets privés pour les plus riches afin de désengorger leur système...

Il y a effectivement certains problèmes d'attente en Suède, qui ne sont pas pires que l'attente imposée à un patient français qui vit au milieu d'un désert médical ou qui n'est pas prêt à payer un dépassement d'honoraire ou une clinique privée pour obtenir le soin plus rapidement.Les listes d'attente en France ne se voient pas, car ce sont les plus modestes qui en souffrent. Les autres doivent payer pour que cela aille plus vite. Nous sommes déjà, en France, dans le système que vous annoncez pour la Suède et qui, fort heureusement, n'y est que très embryonnaire.

kemi : quels seraient, selon vous, les changements politiques à adopter pour cette sauvegarde de ce système "bismarckien" ? Changer le principe n°4 de la charte de la médecine libérale ? interdire le privé à but lucratif ?

Je crois qu'il faudrait surtout changer le mode de rémunération des médecins, les payer mieux en moyenne (les médecins en moyenne gagnent deux fois que les médecins britanniques), mais que ce soit le système qui les paie directement pour aussi faire de la prévention, participer à des campagnes de vaccination (!), et contribuer à un usage raisonnable de nos ressources.

La question n'est pas que nos médecins gagnent trop, mais qu'il y a trop de disparité de revenus parmi les médecins. Les écarts de revenus au sein d'une même spécialité peuvent aller de 1 à 12 ! Espérons que certains médecins ne soient pas douze fois moins bons que d'autres... Et surtout, payons les médecins pour intervenir en amont, pour travailler en bonne entente avec leurs collègues du secteur hospitalier, pour recevoir des incitations à ne pas multiplier les consultations, les prescriptions, les examens inutiles, qui ne sont trop souvent là que pour faire tourner la machine.

Thib : Se prépare-t-on à une médecine à deux vitesses ?

Nous avons déjà une médecine à deux vitesses : celle pour les Français qui ne peuvent faire autrement que d'attendre pour accéder à un médecin en secteur I, à un lit d'hôpital public, à des soins de moindre qualité parce que le reste à charge est trop élevé ; et d'autre part, ceux qui, grâce à leur mutuelle, peuvent payer les dépassements, les "raccourcis" offerts par le secteur privé.

Patrice : quel est le meilleur modèle de santé dans le monde ?

Tout dépend de ce que l'on attend d'un système de santé. Si c'est un égal accès aux soins et la meilleure santé de l'ensemble de la population, alors, de manière évidente, le système suédois est le meilleur. Si ce que l'on souhaite c'est pouvoir voir rapidement un médecin, avoir accès rapidement aux meilleures technologies, quitte à payer un surcoût pour cela, alors, notre système est très bon.

Laetitia Clavreul et Laure Belot