lundi 7 juin 2010

"La santé en France pourrait devenir un produit de luxe"

L'Express, 6 juin 2010

A l'occasion des 30 ans de Médecins du Monde (MDM) cette semaine, son président, le docteur Olivier Bernard, revient sur le long chemin parcouru par cette association de solidarité nationale et internationale, et commente les défis à venir.

Quel effet ça fait d'avoir 30 ans ?

Olivier BERNARD : C'est avant tout une grande fierté. 30 ans c'est la maturité : l'association a beaucoup grandi, elle s'est développée. Et puis Médecins du Monde (MDM) a su garder une dimension militante, elle ne s'est pas trop institutionnalisée : elle mène des combats, exprime des coups de colère, et continue de s'interroger en permanence sur sa mission.

Quelle est la spécificité de MDM, devant la multiplication des associations et des initiatives de solidarité internationale?

MDM vient du mouvement des French doctors en vogue dans les années 1970, mais elle garde des caractéristiques qui lui sont propres. C'est d'abord une association de proximité : nous sommes l'une des rares organisations non gouvernementales (ONG) médicales à s'être développée à la fois à l'étranger, mais aussi en France, six ans après sa création en 1980. C'est aussi une organisation qui garde un équilibre entre l'action urgente, comme le Pakistan ou Haïti, et les actions sur le long terme : nous sommes, par exemple, présents depuis vingt ans maintenant au Vietnam et en Colombie. Notre objectif est de rester durablement sur le terrain.

Y'a t-il une action de MDM dont vous vous sentez particulièrement proche ?

Comme mes prédécesseurs, j'ai vraiment souhaité encourager notre travail auprès des migrants. Je pense que leur sort représente un problème sérieux, en France comme à l'international : c'est le cas à Calais bien sûr, mais aussi à Mayotte et sur les lieux de départ comme l'Afghanistan ou l'Afrique subsaharienne. Nous avons une double légitimité pour intervenir sur cette question migratoire : sur le plan opérationnel, avec la facilitation de l'accès aux soins de ces personnes, mais aussi dans la dénonciation du traitement qui leur est réservé, à un moment où les politiques deviennent de plus en plus répressives.

Vous consacrez 35% environ de vos activités à la France. Considérez-vous que l'hexagone soigne mal ses ressortissants ?

La santé pourrait devenir un produit de luxe, y compris en France. Notre système de santé hérité de l'après-guerre était basé sur un credo : je cotise selon mes moyens, je reçois selon mes besoins. Il y a aujourd'hui une remise en question de ce mécanisme de solidarité, avec l'apparition de franchises hospitalières par exemple. Notre système de protection sociale met dorénavant de côté, pour des raisons économiques, une partie de la population. C'est pour ça que MDM a milité pour la création de la couverture maladie universelle (mise en place en 2000 par le gouvernement Jospin) et qui bénéficie aujourd'hui à 5 millions de personnes.

Malgré cela, on commence à voir apparaître des nouveaux profils dans nos centres. Avant, les personnes venaient nous voir pour des raisons administratives : ce sont les sans domicile fixe, ou les immigrés. Maintenant viennent aussi des personnes qui ne peuvent pas payer une mutuelle, et décident de repousser leurs soins. Il y a donc une marginalisation d'une partie non négligeable de la population du système de santé français.

La confusion qui est souvent faite par le public entre MDM et Médecins Sans Frontières (MDM naît d'une scission de l'équipe dirigeante de MSF) vous gêne-t-elle ?

Non. MSF et MDM sont toutes les deux des organisations non gouvernementales, indépendantes et impartiales. J'assume pleinement la filiation : j'ai d'ailleurs recruté notre nouveau directeur général, Pierre Salignon, dans les rangs de MSF (Salignon est l'ancien DG de MSF).

A côté de cela, nous nous démarquons de MSF par nos activités en France, notre dimension moins urgentiste, la place que nous accordons au bénévolat en France et au volontariat à l'international. C'est une dimension citoyenne que nous revendiquons.

Jacques Lebas, ancien président de l'association, définissait l'humanitaire comme le geste"d'aller vers l'autre". Avec l'attaque, en février, d'une équipe de MDM Belgique au Mali, et la suspension, en mars, des activités de l'ONG au Soudan pour des raisons de sécurité, est-ce que la démarche est encore possible ?

Il faut en tout cas continuer. Nous devons déjà aller vers l'autre ici avant d'aller vers l'autre là-bas. Bien sûr la démarche n'est pas facile : en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie, en Irak... Parfois cette rencontre ne peut pas se faire. C'était le cas en Tchétchénie pendant de nombreuses années, où ce sont des équipes locales qui conduisaient le programme, et c'est encore le cas aujourd'hui en Somalie. Les humanitaires étrangers sont fréquemment pris pour cibles, tandis que les équipes locales connaissent mieux le terrain et ont des capacités d'analyse supérieures aux nôtres. Mais le risque zéro dans l'humanitaire n'existe pas.

MDM s'est engagée à ne plus recevoir d'argent des Etats engagés militairement sur ses lieux de mission. Pourtant, vous restez financés à 40% par des fonds publics, quand MSF repose à plus 90% sur des fonds privés. N'est-ce pas un paradoxe ?

Est-ce que cela veut dire que MDM n'est indépendante qu'a 60% ? Je ne le crois pas. MDM France est financé majoritairement par la générosité de la population. Pour les fonds restants, c'est vrai, ils viennent d'acteurs institutionnels. Mais la France ne représente que 15% de ceux-ci alors que l'Union européenne compte pour la moitié de nos fonds publics.

Nous gardons l'initiative des projets : nous les évaluons et décidons de les mettre en œuvre ou non. Notre but est de mettre en place des actions de réduction des risques sur nos fonds privés, puis de faire entrer ces dispositifs dans le droit commun pour ensuite nous désengager financièrement : c'est le cas du programme d'échange de seringues (reconnu comme un type d'établissement médico-social depuis 2006). Surtout, nous sommes libres de leur conduite, et savons dire non s'il le faut.

Est-ce déjà arrivé ?

Oui, il y a un peu moins de deux ans, suite aux déclarations du ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, qui avait affirmé que le gouvernement français obtenait ses informations sur Gaza des ONG françaises sur place (voir la déclaration du ministre sur le site du ministère). Estimant que notre sécurité n'était plus assurée, nous avons pris la décision de rendre l'argent du gouvernement français qui nous était attribué pour nos opérations à Gaza, soit environ 100000 euros. Nous gardons notre indépendance.

Quel regard portez-vous sur les conséquences de la centralisation des dons à destination de Haïti par la Fondation de France ? Certaines petites associations, qui n'ont pas la visibilité ni la logistique de MDM, n'auraient pas pu récolter autant de fonds autrement...

L'urgence ne s'improvise pas. Il faut une antériorité sur la zone : MDM, au même titre qu'Handicap International ou Action contre la Faim, était déjà présente sur la zone. Je m'interroge sur la notion de réactivité d'associations qui n'y étaient pas.

Nous privilégions une relation directe avec les donateurs. Cette relation de confiance n'est pas possible avec des organismes tiers comme la Fondation de France. Nous ne nous opposons pas à ce que des associations s'associent avec des médias (MDM s'est brièvement associé à RTL à cette occasion), mais il ne doit pas y avoir d'exclusivité.

Propos recueillis par Jérémie Lanche