mardi 12 janvier 2010

Didier Tabuteau: "La protection est d'autant moins coûteuse qu'elle est universelle"

LEMONDE.FR | 11.01.10 | 17h23

Lulu: Le système de santé français est-il en train d'être privatisé à l'américaine ?

Didier Tabuteau : A l'américaine, non, car la couverture de base reste la même pour tous. Mais il y a une privatisation progressive des dépenses de soins courant, c'est-à-dire en dehors des affections graves, les affections de longue durée ( ALD), et des hospitalisations.

Pour ces soins courants, le taux de remboursement paraît s'établir à 55 %, selon nos estimations. Il paraît essentiel que ce taux soit publié officiellement et suivi, car c'est un indicateur majeur pour apprécier la couverture maladie réelle des personnes qui, fort heureusement, n'ont pas de maladie grave, c'est-à-dire de l'immense majorité de la population.

Guest : La sécurité sociale n'a pas un but lucratif, elle est donc forcément déficitaire. Pourquoi est-ce aussi problématique qu'elle soit... défificitaire ?

Didier Tabuteau : D'abord, je ne crois pas que parce qu'elle est à but non lucratif elle soit nécessairement déficitaire. Elle a même été excendaire certaines années. Le fait que les dépenses ne soient pas égales aux recettes est assez inévitable, puisque les recettes évoluent comme les revenus et les dépenses en fonction des évolutions épidémiologiques et du progrès médical. En revanche, ce qui n'est pas normal, c'est que ce décalage, qui est souvent un déficit, ne soit pas équilibré immédiatement par le prélèvement nécessaire.

jlc : Pourquoi ne pas considérer que l'augmentation des dépenses de santé est une bonne nouvelle (au même titre que la consommation alimentaire ou l'automobile), signe de santé économique du pays ? Et qu'il faut donc l'encourager et non parler de maîtrise des dépenses ce qui ne veut pas dire grand chose...

Didier Tabuteau :L'augmentation des dépenses de santé est effectivement une bonne nouvelle quand on peut être sûr que ces dépenses sont utilisées du mieux possible. Je suis convaincu que les dépenses de santé continueront à augmenter et qu'elles sont un formidable investissement pour le pays.

Et pourtant, il faut, dans le même temps, s'assurer, par une maîtrise drastique des dépenses, que tout est utilisé avec la meilleure efficacité. Le mot d'ordre devrait être de maîtriser les dépenses de santé pour dépenser plus.

Cyril : Pourquoi les dépassements d'honoraires se généralisent de plus en plus ? Ne risque-t-on pas d'arriver à une situation, pour les grandes villes, où le patient devra payer plus cher ou avoir une très longue attente pour obtenir un rendez-vous sans dépassement ?

Didier Tabuteau : C'est aujourd'hui un risque réel. Les dépassements ont été introduits dans les conventions médicales depuis 1980. Les médecins n'y étaient d'ailleurs pas favorables à l'origine. Mais progressivement, de plus en plus de médecins ont choisi d'exercer dans le secteur à honoraires libres avant qu'il ne soit fermé en 1990. Pourtant, depuis, à plusieurs reprises, de nouveaux espaces de liberté tarifaire ont été ouverts.

C'est un choix dangereux, car il paraît alléger le coût pour la Sécurité sociale, mais dans le même temps, il détruit ce qui est sa pierre angulaire, les tarifs opposables. La poursuite des pressions économiques sur l'assurance maladie explique sans doute ces tendances. Mais c'est également un choix politique, comme le développement des forfaits ou des franchises.

padupe : Comment expliquez-vous que la réforme de la santé rend le système plus opaque ?

Didier Tabuteau : Je crois qu'il y a de bonnes et de mauvaises raisons à cela. D'une part, on a voulu adapter les tarifications aux situations particulières, par exemple pour prendre en compte l'âge des enfants dans le tarif des consultations, ou les diverses majorations pour les dimanches ou jours fériés, ou la nuit. Tout cela peut être compréhensible, mais produit un maquis tarifaire qui détruit la lisibilité de l'assurance-maladie et peut menacer à terme le consensus social qui l'entoure.

Cela peut aussi répondre à la volonté de remettre plus fondamentalement en cause l'opposabilité des tarifs et de progressivement favoriser le développement des assurances complémentaires sur ce secteur.

jlc : Selon vous, le problème n'est donc pas le déficit mais surtout la régulation de l'offre de soins ? A ce titre la juxtaposition d'une offre de soin public, privé à but lucratif ou non, est-ce une bonne chose ou cela complique la régulation?

Didier Tabuteau : Je crois en effet que la régulation de l'offre de soins est le levier majeur pour permettre d'équilibrer le système. Ce n'est sans doute pas le seul. Cette juxtaposition de différents types d'offres de soins est, je crois, une bonne chose parce qu'elle diversifie le système, lui donne sans doute plus de souplesse et de réactivité. Mais il est vrai qu'elle complique la régulation. Je crois pourtant qu'il vaut mieux accepter une régulation plus compliquée à faire que de perdre les atouts qui ont pendant longtemps fait la force du système de santé en France.

jlc : Pensez-vous que la sécu doit se concentrer uniquement sur les risques lourds, le reste étant pris en charge par des assurance privés ou pensez-vous que la logique de complémentaire actuelle est efficace ?

Didier Tabuteau : Je crois qu'il faut à tout prix éviter que la Sécurité Sociale se concentre sur les seuls risques lourds. Bien sûr, ces risques majeurs doivent être parfaitement pris en charge, mais le remboursement des soins courants est le ciment du consensus sur l'assurance-maladie. Or cette assurance-maladie fondée sur la solidarité entre les bien portants et les malades est la meilleure façon d'offrir une prise en charge la plus égalitaire possible aux personnes touchées par la maladie.

Si la Sécurité sociale ne couvrait plus que le "gros risque", je suis convaincu que ce pilier du pacte social serait directement menacé. Les personnes les plus jeunes ou en meilleure santé pourraient être tentées de ne plus être couvertes dans ce système. Et de préférer des assurances privées avec des cotisations plus faibles. Or la tarification en fonction des risques est exactement le contraire de la solidarité sur laquelle repose l'assurance-maladie.

Eric : Pourquoi le corps médical (médecins, pharmaciens) semble préservé des efforts qu'on demande aux soignés ?

Didier Tabuteau : Cela dépend des périodes. Il y a eu des moments dans l'histoire de l'assurance-maladie où les professions de santé ont été fortement sollicitées pour contribuer à la régulation. C'est moins le cas depuis 2004, où la "responsabilisation" du patient a été mise en avant. Je crois que la régulation du système devrait reposer sur une cogestion de l'assurance-maladie par les pouvoirs publics, les caisses d'assurance-maladie, les professions de santé et les associations de patients. On est loin de cette situation.

Jeremie : Fondamentalement, le problème de la Sécu ne vient-il pas qu'il mélange des acteurs privés/publics et associatifs, au lieu d'etre à 100 % public ou privé comme dans d'autres pays (par exemple en Italie) ?

Didier Tabuteau : Je crois que la question se poserait si l'on devait construire ex nihilo un système. Mais notre assurance-maladie est bâtie depuis 1928, et surtout depuis 1945, sur une organisation mixte pour les professionels de santé et institutions hospitalières, ainsi que sur deux niveaux de financement. Je crois que même si cette organisation est complexe, elle a pendant longtemps permis de développer un système de santé accessible, ouvert sur le progrès médical, et relativement égalitaire. Le détruire pour le remplacer par un système complètement différent risquerait d'ouvrir la voie à une privatisation, même involontaire, du dispositif. Je crois que sur ses fondements actuels, il peut être non seulement consolidé, mais préparé à relever les défis des vingt prochaines années en matière de santé.

Verley : La richesse des laboratoires et la santé des français progressent-elles de concert ?

Didier Tabuteau : La richesse des laboratoires ne dépend pas que de la santé des Français et de la consommation de médicaments en France... Je crois plus sérieusement que la régulation des dépenses de médicaments doit être aussi rigoureuse que pour les autres postes des dépenses de santé. Il reste incontestablement beaucoup de travail à faire.

Anissa: Finalement, le système de sécurité sociale n'est-il pas désuet aujourd'hui ?

Didier Tabuteau : Je crois, au contraire, qu'il est un fondement de plus en plus précieux pour préparer l'avenir. Etre certain que l'assurance-
maladie prendra en charge les risques pour notre santé est une des conditions essentielles non seulement de la confiance dans l'avenir pour chacun d'entre nous, mais également du développement de notre activité économique.

La Sécurité sociale a d'ailleurs été inventée, dans ses origines bismarckinennes, pour renforcer la santé d'un pays, et pas seulement celle de ses habitants. Et je crois que cette solidarité doit être universelle, c'est-à-dire de tous les bien portants à l'égard de tous ceux qui sont confrontés à la maladie, pour des raisons d'abord d'égalité de tous devant la santé, mais également pour des raisons d'efficience du système, car cette protection est d'autant moins coûteuse qu'elle est universelle. La concurrence entre les financeurs de la santé n'a jamais fait baisser les coûts.

Bénédicte :Les Français ne sont-ils pas les plus gros consommateurs de soins remboursés d'Europe?

Didier Tabuteau : Nous avons une dépense de santé dans la richesse nationale qui est effectivement la plus élevée en Europe, avec 11 %
du PIB. En revanche, quand on regarde la dépense par habitant, nous sommes dans une bonne moyenne. Donc notre réputation de forte consommation de soins est collective plus qu'individuelle.

Cela dit, il ne faut pas oublier non plus que notre pays a de bons indicateurs de santé, notamment pour l'espérance de vie à la naissance ou à 60 ans. Et les évaluations internationales montrent que la qualité des soins dans les pathologies pour lesquelles des comparaisons ont été faites est également très satisfaisante. Notre faiblesse tient beaucoup plus à la mortalité prématurée, liée notamment aux morts accidentelles en particulier sur la route, au tabagisme ou à l'alcoolisme. Ainsi qu'aux inégalités de santé entre les différentes catégories sociales. Je pense donc que l'effort est plus à faire dans nos politiques de santé publique que dans le niveau de consommation de soins.

satazur : Comment se fait il que les medecins comme autres dentistes refusent les CMU ? est-ce car ils ne gagnent pas assez d'argent avec ?

Didier Tabuteau : Les enquêtes dont on dispose sur ce sujet montrent tout d'abord qu'il n'y a quasiment pas de refus de soins chez les
médecins généralistes. En revanche, le phénomène est marqué et inacceptable dans certaines spécialités, essentiellement pour les praticiens en secteur 2 à honoraires libres. Les raisons invoquées sont multiples, mais il paraît évident que le facteur économique est très important, puisque les médecins à honoraires libres doivent pratiquer les tarifs opposables pour les patients bénéficiaires de la CMU.

marie : y -a t'il un pays modèle en matière de protection sociale ?


Didier Tabuteau : Il y a des grands pays références, comme la Suède, qui ont réussi à concilier une relative égalité d'accès aux soins et une
maîtrise des dépenses de santé. Il faut pourtant se garder de toute tentation de transposer un système dans un autre pays, car en matière de santé, l'approche est profondément ancrée dans nos habitudes, nos comportements, nos particularités socioculturelles, et l'expérience montre que l'importation de mécanismes d'un pays à l'autre est très difficile. Je crois que le système français conserve encore aujourd'hui les ressources nécessaires pour rester à l'avenir un système de référence, pour autant que la volonté politique soit de le préserver.

Laure Belot et Cécile Prieur